Chapitre 27
Je sentis la pression du regard de Brian sur moi tandis que sa question restait en suspens. Lors de la brève prise de contrôle de Lugh, le jour où j’avais failli être sacrifiée sur le bûcher, il m’avait utilisée pour aider Raphael à brûler vif un autre hôte de démon. Le démon et son hôte l’avaient bien mérité tous les deux et pourtant tout en moi s’était rebellé à cette idée. Si Lugh n’était pas en moi pour m’empêcher de rêver ce qu’il ne voulait pas que je rêve, j’en aurais certainement eu des cauchemars. Mais aussi pénible la situation avait-elle été, elle était bien pire à présent que l’hôte en question était l’homme qui m’avait élevée depuis ma naissance.
J’eus un vertige et, pendant un instant, je crus que j’allais m’évanouir.
Je secouai la tête violemment pour m’éclaircir les idées. Oh non, pas question que je m’évanouisse. Ce serait une fuite facile – tomber dans les pommes et laisser Lugh se charger du sale business – et je n’étais pas du genre à choisir la facilité. Et si je devais cautionner le fait qu’on brûle un homme, mieux valait que je regarde les choses en face et que je l’admette.
— Tu peux exorciser le démon ? me demanda Brian.
Je pris conscience que j’avais oublié de lui mentionner cette vérité difficilement acquise que l’exorcisme ne fait que renvoyer les démons dans leur Royaume.
Je ravalai la boule qui se formait dans ma gorge et me relevai.
— C’est possible. Malheureusement, Lugh m’a appris que l’exorcisme ne tue pas les démons. Et der Jäger doit mourir.
Pendant tout ce temps, der Jäger m’avait fixée de son regard menaçant et hostile. Mais quand il entendit mes propos, ses yeux devinrent fous et une expression qui ressemblait beaucoup à la peur traversa son visage. Il ouvrit la bouche pour parler mais, comme je n’avais aucune intention de l’écouter, je lui assenai une nouvelle décharge. Son corps se convulsa sous la nouvelle vague d’électricité, ce qui le rendit incapable de contrôler suffisamment la bouche de mon père pour former des mots.
— Tu n’es pas sérieuse, dit calmement Brian.
Il était parvenu à se mettre debout et se tenait près de moi. Je ne répondis pas.
— Seigneur, Morgane ! C’est ton père !
— Pas possible ? rétorquai-je avec une voix censément en colère bien qu’elle fût probablement plus hystérique qu’autre chose.
— Il doit sûrement y avoir une autre solution, dit Brian, mais cela tenait plus de la question que de l’affirmation.
Mon cœur cognait à tout rompre et je vacillai, en proie au vertige. Comme ce serait simple si je me laissais tomber dans les pommes ! Je me laverais les mains de toute responsabilité. Je n’aurais pas à tuer mon père et je n’aurais pas à affronter le regard terrifié de Brian.
Je sentis Lugh taper une nouvelle fois aux portes de mon esprit mais je les verrouillai. Si j’avais pu en jeter les clés, je l’aurais fait.
— Si tu as une meilleure idée sur la manière de neutraliser ce démon sans le tuer, je t’écoute, m’entendis-je dire.
J’avais la sensation de vivre une expérience extracorporelle, mon âme s’efforçant de reculer devant l’horrible réalité de ce que je devais accomplir. Je me répétai sans cesse que mon père était mort depuis longtemps, qu’il était enterré dans l’oubliette profonde et noire de son propre esprit. Il valait mieux qu’il meure plutôt qu’il reste dans cet état jusqu’à la fin de ses jours.
Mais resterait-il dans cet état jusqu’à la fin de ses jours ? Après tout, Andy était revenu après avoir gardé Raphael dans sa tête pendant dix ans. Mon père n’avait pas hébergé der Jäger plus de vingt-quatre heures. Mon cœur gronda sourdement. Peu importait ce qu’il avait permis à Cooper et Neely de me faire. Peu importait qu’il ne m’ait jamais aimée. Peu importait qu’il soit froid et insensible et même qu’il puisse être carrément méchant. Peu importait même qu’il ne soit pas mon père biologique. C’était papa.
Les démons adhèrent à un code très strict de moralité où la fin justifie les moyens. Même le plus gentil et le plus tendre d’entre eux n’aurait pas hésité à prendre la « bonne décision » à ma place. Mais en regardant mon père allongé par terre avec un démon psychopathe dans les yeux, je sus que je n’en aurais pas le courage.
Je grimaçai de douleur quand Lugh se remit à cogner dans mon crâne. Je n’entendais pas sa voix pour le moment mais je savais ce qu’il pensait.
— Ça ne va pas ? me demanda Brian en posant la main sur mon bras et en me fixant d’un air véritablement inquiet.
Quelle devait être : l’expression de mon visage pour qu’il fasse cette tête alors qu’il croyait toujours que j’étais sur le point de commettre un parricide !
— Tu as raison, haletai-je en essayant de me souvenir comment respirer malgré la douleur que je m’infligeais à garder les portes de mon esprit fermées. Je ne peux pas le tuer.
En réalité, je n’étais pas vraiment certaine que j’en aurais été capable si l’hôte n’avait pas été mon père. Merde, quel genre de personne a le courage de brûler-vif un être humain ? Pas le genre de personne que je voulais être, de toute évidence. Et encore aurait-il fallu que je m’organise de manière à ne pas être arrêtée ensuite pour meurtre.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda Brian.
J’aurais été touchée par sa voix inquiète si je n’avais eu à ce point mal.
— Lugh essaie de prendre le contrôle. Je ne peux pas le laisser faire ou bien il prendra la décision sans nous consulter.
Je fus contente de sentir les mains de Brian sur mes épaules. Elles faisaient office d’ancres alors que la douleur menaçait de m’emporter.
— Qu’est-ce que tu vas faire ?
Un autre gémissement monta dans ma gorge. Combien de temps allais-je tenir avant de perdre connaissance ?
— Je l’exorciserais si Lugh me laissait tranquille mais je ne pense pas qu’il soit d’accord. Nous devons partir d’ici avant que Lugh remporte la bataille.
Je m’échappai de l’étreinte de Brian, incapable de parler davantage tant j’avais mal. Il m’observait avec un regard hanté.
— Mais même si tu l’exorcisais, il pourrait revenir dans un autre hôte, c’est ça ? Et il viendrait s’en prendre à toi.
Je pinçai l’arête de mon nez bien que cela ne me fût d’aucune aide.
— Peu importe, insistai-je, en sachant que c’était faux. Je ne peux pas tuer mon père.
J’étais désorientée dans ces bois sombres et n’avais aucune idée de la direction à prendre pour rejoindre le parking. Une chose était sûre, il fallait se tirer rapidement. Je ne pouvais plus supporter la douleur.
Prenant une direction au hasard, je me mis à courir. Je ne voyais rien du tout et ma tête était tellement douloureuse que je pouvais à peine garder les yeux ouverts. Je percutai un arbre de plein fouet, titubant en arrière de quelques pas avant de plonger une nouvelle fois en avant.
Au loin, j’entendis Brian me crier de m’arrêter. Si je m’arrêtais, je m’effondrerais par terre sans pouvoir me relever.
— Je t’en prie, Lugh, suppliai-je avec le peu de souffle qu’il me restait dans les poumons. Je t’en prie, ne fais pas ça.
Mais il ne cessa pas et je continuai à courir.
Jusqu’à ce que quelque chose percute mes jambes et que je m’étale de tout mon long.
Je donnai des coups à l’aveuglette et Brian jura quand mon pied ricocha sur le côté de sa jambe.
— Arrête ! cria-t-il. Tu vas finir par te faire mal !
— Non ! braillai-je tandis que l’obscurité rampait à la périphérie de ma vision. Je ne pourrai plus le retenir longtemps.
J’essayai de me lever mais Brian me maintint au sol en s’asseyant presque sur moi.
— Calme-toi ! dit-il sans paraître particulièrement calme lui-même.
— Laisse-moi.
— Pas tant que tu ne te seras pas calmée.
Il y avait toujours une pointe de panique dans sa voix mais j’y perçus également une volonté implacable. Je m’efforçai de ralentir ma respiration, de suivre son conseil, mais la douleur m’en empêchait. Je voulais lui décrire avec précision ce qui m’arrivait d’une manière tranquille et logique mais mon cerveau refusait de coopérer. Au lieu de lui parler, je luttai désespérément jusqu’à ce que l’effort soit trop important et que mes défenses s’effondrent.
La dernière fois que Lugh avait pris le contrôle de mon corps alors que j’étais consciente, j’avais fait l’expérience troublante de me déplacer dans mon propre corps sans être capable de bouger un muscle. Cette fois-ci fut différente.
Un moment, j’étais allongée sur le sol de la forêt avec Brian assis sur mes fesses pour que je ne bouge pas. La seconde suivante, j’étais ailleurs, au milieu d’une obscurité impénétrable.
— Lugh ! criai-je. Ne t’avise pas de faire ça !
Naturellement, je n’eus aucune réponse. Comme je ne discernais même pas ma main devant mon visage, je décidai d’avancer les deux bras tendus devant moi.
Il me fallut deux pas pour atteindre ce qui semblait être un mur de pierre. J’essayai de me dire que c’était une bonne chose, que j’avais trouvé un moyen de m’orienter dans le noir. J’étais bien loin de m’en persuader.
Déplaçant une main par-dessus l’autre, je suivis le mur en progressant de trois pas supplémentaires avant de rencontrer un coin. Je le dépassai pour continuer à longer le mur mais mon cœur battait maintenant aussi vite que celui d’un lapin effrayé. Je savais où je me trouvais, ce que Lugh m’avait fait.
Ma cellule semblait faire deux mètres sur deux et était complètement nue. Les quatre parois étaient en pierre froide et humide, le sol en terre mouillée. Quand je me tordis le cou pour regarder vers le haut, je distinguai une ouverture circulaire à une hauteur approximative de deux étages. La lumière pâle et bleue de la lune, qui filtrait au travers des barreaux bloquant l’ouverture, était engloutie par l’obscurité à mi-hauteur de la cellule.
Je croisai les bras sur la poitrine en tremblant.
— Espèce de salaud, dis-je d’une voix effrayée.
Lugh ne me laisserait pas ici indéfiniment. Il était sans aucun doute en colère contre moi de ne pas l’avoir laissé volontairement prendre le contrôle mais il lui était plus facile qu’à moi de se défaire de son ressentiment. Pourtant, même si je savais que mon emprisonnement serait de courte durée, la peur suintait dans mon ventre et mes nerfs vibraient comme si j’avais bu au moins quinze tasses de café.
Incapable de tenir en place, je me mis à cogner du plat de la main contre un mur.
— Lugh ! Laisse-moi sortir d’ici !
Même le son de ma main tapant contre le mur semblait être avalé par l’obscurité, et ma voix paraissait fine et métallique. S’il s’était agi d’un endroit réel plutôt qu’un cauchemar éveillé, le bruit aurait résonné.
Comme ma main commençait à me faire mal, je me mis à donner des coups de pied dans le mur, haussant le ton de ma voix qui devenait de plus en plus fine alors que la panique menaçait de me submerger.
— Lugh !
Mais il n’y eut aucune réponse et les murs restèrent fermes et solides. Je traversai la cellule pour me ruer sur une autre paroi, cognant du poing tout en sachant que je me meurtrissais la main. La panique prenait vie, aspirant tout l’air de la cellule, obligeant mes poumons à travailler deux fois plus.
J’essayai d’escalader le mur brut et escarpé. Peut-être que si j’avais été une varappeuse aguerrie, j’aurais pu atteindre le sommet. Probablement pas, non. Et même si j’y étais parvenue, l’ouverture était fermée de barreaux.
Je ne réussis qu’à me casser les ongles jusqu’au sang et à alimenter encore plus ma panique. Cherchant à tout prix à m’échapper, je tentai d’enfoncer le mur d’un coup d’épaule comme s’il s’agissait d’une porte. Bien sûr, le mur ne broncha pas et, dans mon élan, je me cognai aussi la tête.
Étourdie par le coup, je titubai. La tête me tournait, mes genoux cédèrent et je m’écroulai sur le sol de terre froide.
J’y restai allongée sur le dos, à fixer la faible lueur au-dessus de moi, espérant tomber dans les pommes et sachant que cela ne se produirait pas. Les larmes suintaient du coin de mes yeux et dévalaient mon visage jusque dans mes oreilles. Mon corps était couvert de sueur et pourtant je tremblais sans discontinuer et claquais bruyamment des dents dans le silence oppressant.
Combien de temps avant que je devienne complètement folle ? Certains hôtes semblaient se perdre quelques heures à peine après avoir été possédés, mais Lugh ne m’infligerait certainement pas un tel traitement, non, il ne me détruirait pas d’un coup dans un accès de colère.
Mon cœur paraissait bégayer dans ma poitrine. Et si Lugh avait fait un mauvais calcul ? Et s’il pensait que j’étais capable de supporter cette situation pendant une courte période mais qu’il se trompait ? Et s’il essayait de me libérer sans y parvenir ? Je pouvais passer le restant de mes jours dans cette cellule, seule dans le noir.
La terreur me poussa à me remettre sur pieds. Hurlant comme une démente, je me martyrisai contre le mur sans plus me soucier de la douleur ni de l’inutilité de mes tentatives. Et puisque cogner ne donnait rien, j’égratignai les pierres de mes ongles cassés et déchiquetés comme si je pouvais me frayer un chemin à coups de griffes au travers du mur.
Soudain mes membres se ramollirent et je m’écroulai de nouveau.